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dimanche 15 avril 2012

LIVRE : Ben Hur rescapé d'une backroom et la Chapelle sixties


2012 est l’année de la commémoration/célébration de la fin de la guerre d’Algérie/ de l’indépendance de l’Algérie, profitons-en pour faufiler une question : quand cessera-t-on de faire débuter les évènements à ce jour funeste de la Toussaint rouge (1er novembre 1954) avec la série d’attentats meutriers du FLN contre des Français, au lieu d’en acter plutôt la naissance officielle le 8 mai 1945 avec la répression non moins meurtrière des émeutes nationalistes de Sétif, Guelma, Kherrata et la prise de conscience qui s’en suivit parmi les Algériens ?

 Un roman, parmi la centaine de livres sur l’Algérie paru depuis le début de l’année, y invite Alger sans Mozart (445 pages, 18 euros, Naïve). Pour leur troisième livre à deux/quatre mains, selon que l’on écrit à la plume d’oie ou au clavier, Michel Canesi et Jamil Rahmani ont voulu appuyer là où ça fait mal mais avec infiniment de doigté. Comme souvent les récits choraux, celui-ci est formellement complexe ; il tient du puzzle et de la mosaïque, mais il si bien architecturé que la lecture en est fluide de bout en bout. Même si l’Histoire entremêlée de la France et de l’Algérie depuis soixante ans en est l’intime continuum, ce n’est pas un livre d’historien.

 De quoi s’agit-il ? De la schizophrénie franco-algérienne. Le terme, lourd de sens dans son acception psychiatrique, revient à plusieurs reprises sous la plume des auteurs pour pointer la double personnalité de plusieurs de leurs personnages métaphoriques. Quelque chose comme une double allégeance entre la France éternelle qu’ils portent en eux et l’Algérie malgré tout. ; une relation de couple après le divorce, vécue dans la tension, le conflit sinon la violence, car elles sont clivées et exclusives au lieu de se fondre en une seule.


 Permanent, le dédoublement est aussi linguistique : quand les Algériens parlent français entre eux , ils roulent les r ;  mais lorsqu' ils parlent avec un Français, l'affectation disparait. Volontairement ou pas,Canesi & Rahmani  l’expriment parfaitement en décrivant l’un de leurs personnages qui se tue au travail par un« Il se faisait suer le burnous », alors que l’expression, si connotée aux mœurs de l’Algérie d’antan, était d’ordinaire employée pour évoquer l’exploitation d’un indigène par un colon.

Illustration du phénomène d'attraction-répulsion vis à vis de la France vue comme le pays tortionnaire qui a aussi engendré Camus, Alger sans Mozart est une histoire d’amour trahi, entre un homme et une femme, une femme et sa terre, et leurs destins croisés durant soixante ans. Par moments, on sent le récit davantage marqué par l’empreinte du cinéma que par celle de la littérature, même si on y lit aussi bien Barthes que Bromfield (ah, La Mousson ! ah, Emprise !). 

Ce sont les pages où Marc, le metteur en scène cynique, sclérosé, égocentré, joue sa partition. Ce qui nous vaut de beaux moments sur le choc Ben Hur sur sa vocation. A l’époque de la préparation du film, vers la fin des années 50, la censure du code Hays sévissait lourdement. Dans son scénario, Gore Vidal envoyait un message homosexuel subliminal, fondateur pour le héros du roman, jeune homme qui se sent différent et ouvre des yeux ébahis devant ce spectacle sur grand écran au moment où il s’apprête à faire du cinéma l’alpha et l’oméga de sa vie. C’est d’autant plus drôle que Charlton Heston, le corps couvert d’huile aux côtés d’un jeune galérien, est devenu entre temps l’icône macho/facho des militants de la vente libre des armes. L’image de Ben Hur et du capitaine de galère, tous deux échoués sur un radeau, attachés avec des chaines, on ne fait pas plus gay. Il paraît que Le Roi des rois n’est pas mal non plus dans le genre, mais j’avoue avoir du mal à me représenter Jeffrey Hunter…

Louise Baraka est, de tous les personnages qui s’emparent du récit tour à tour, la plus émouvante. Une Française, chrétienne, qui a choisi l’Algérie par amour tout en refusant de s’y fondre :

« En 1962, j’ai voulu concilier passé et présent, marier ma France et la vieille culture arabo-berbère, le tellurique et les Lumières, sauvegarder mes deux héritages (…) En France j’aurais été une schizophrène heureuse, en Algérie je ne peux être qu’une schizophrène damnée. Dans les années quatre-vingt-dix, quand l’Inquisition arabo-islamique a frappé, il aurait fallu partir comme les milliers d’Algériens francophiles, comme les derniers français. Je n’en ai pas eu le courage, il aurait fallu tout recommencer, j’étais épuisée par tous mes combats (…) Je n’ai jamais été au bon endroit au bon moment, je n’ai pas su capter mon époque ».

Le visage de ce qu’est devenue l’Algérie lui fait tellement horreur que, pour ne plus le voir, elle a choisi de s’enfermer le jour et de ne sortir que la nuit. Face au jeune Sofiane qui incarne l’avenir, fût-il écartelé entre Molière et la mosquée, elle se raccroche à sa nostalgie de ce qui fut et ne sera plus. Même l’hôtel Saint-Georges lui apparaît comme « un douloureux mirage ». A lui seul, ce personnage de Louise, aussi fouillé que les autres mais plus intense, fait ressentir son manque intime de« la douceur du monde ancien ».


C’est Marc qui dit au cours du récit : « A Tanger, l’Afrique effleure d’un doigt l’Europe comme Dieu effleure Adam dans la fresque de Michel-Ange à la chapelle sixtine, mais lequel transmet la vie à l’autre ? » Alger sans Mozart, c’est l’adieu à l’Occident. A travers Louise, le réquisitoire contre l’islamisme est permanent : « Tu te rends compte ! Ils voudraient interdire la musique. Ils voudraient m’interdire d’écouter Mozart. Tu imagines ma vie à Alger sans Mozart ? » Foi du patron du restaurant le plus proche de l’Opéra d’Alger, devenu un Théâtre National voué aux pièces arabophones : cela fait des siècles qu’on n’y a pas entendu Cosi… 

Au musée des antiquités d’Alger, la douzaine de stèles hébraïques qui attestaient de la présence juive séculaire a disparu; pareillement pour son héritage chrétien, saint Augustin et les autres, du temps où le pays était couvert d’églises : « C’est un rapt. Ce pays refuse son passé. Les Algériens sont dans un déni de mémoire. L’Algérie, orpheline de sa diversité, se ritualise chaque jour un peu plus avec les salafistes . Loin, très loin du concerto No23 pour piano et orchestre qui sourd d’ un vieux pick-up dans un appartement d’Alger. En refermant ce livre, dont la charge polémique et le dimension politique sont affirmées derrière l'histoire d'amour, on se dit qu'aujourd'hui, il faudrait vraiment tendre l'oreille pour y percevoir les échos de la petite musique de nuit. Au lendemain de la victoire islamiste aux élections, un 26 décembre 1991,  les auteurs font dire aux barbus : « Ce n’est pas le peuple qui a voté, c’est Dieu qui s’est élu ! ».

La fin est si onirique qu’on ne sait plus si on est dans un roman ou dans un film. Disons qu’on est dans la vie. Deux phrases de Marguerite Yourcenar, extraites deQuoi ? l'éternité, ouvrent le roman dès la page de l’épigraphe : « Les évènements politiques qui nous ont fait horreur et ont failli nous entraîner dans leur ressac se succèdent et s’annulent comme des brisants sur une plage. On finit par se rendre compte qu’on a affaire au rythme des choses ». C’est bien si l’on veut universaliser le propos et relativiser le poids de l’Histoire sur la chronique des évènements courants. Mais comme les personnages d’Alger sans Mozart se considèrent comme des dommages collatéraux, mais des dommages bénéfiques puisqu'en partant la puissance coloniale leur a laissé sa langue en héritage, j’aurais volontiers fait rejoindre Marguerite Yourcenar par Kateb Yacine. Juste pour une phrase qui se trouve enfouie dans le livre mais qui l’irrigue de toute sa puissance souterraine : « La langue française, c’est le trésor de guerre des Algériens »

source : le monde.

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